« On s’étonnera peut-être que le titre de la thèse, qui s’applique à deux siècles d’histoire, ait privilégié le terme « Bourbon » plutôt que celui de « Réunion ». L’île ne s’appelle Bourbon que sous l’Ancien Régime et pendant une partie du xixe siècle mais l’usage peut en être préféré à celui de Réunion encore au siècle suivant. […] Si l’usage peut justifier cette appellation, la principale raison du choix de cette dernière est autre : la société bourbonnaise, pendant les quelques décennies du xixe siècle où elle portait officiellement ce titre, était une société d’esclavage hantée par la liberté, espoir pour les uns, menace pour les autres. Après 1848, la société réunionnaise, société de liberté, nous semble marquée par de tels archaïsmes que le nom de Bourbon, plus que tout autre, marque peut-être la fixation sur un passé de servitude vécu par ses membres. Ombre d’un esclavage, dont les uns gardent la nostalgie et dont les autres, portent le poids, réel ou fantasmatique, poids de chaînes, de misère, de mépris, de léthargie ou de fureur.
[…] Ces sociétés, qui avaient connu ou connaissaient l’esclavage et paraissaient avoir abandonné le problème, n’exigeaient-elles pas de leurs membres qu’ils oublient des pans entiers, voire la totalité de l’esclavage, sauf à n’en mémoriser que les affabulations dont elles étaient porteuses ? Loi du silence. […] Silence des uns et des autres : ne pouvait-on penser qu’il y avait un lien entre ces deux formes de silences, et que finalement ils se rejoignaient ? Triviale était sans doute l’explication initiale du silence servile : ce n’était pas pour les entendre qu’on avait acheté des esclaves mais pour en tirer un profit ou un plaisir. L’absolue domination que semblait légitimer un voisinage dangereux entraînait-elle à des excès que l’on voulait taire ? […]
Les maîtres avaient défendu l’esclavage quand il était menacé ; leurs descendants, s’en accommodant bien ou mal, recevraient le souvenir du combat – voire le combat lui-même – en héritage. Dans les limites de cette pugnacité, le silence pouvait être rompu, la mémoire recevoir droit d’exercice. Restait à savoir si, par la parole ou l’écriture, les souvenirs étouffés avaient été – étaient – susceptibles de surgissements ; si cette société qui paraissait avoir beaucoup oublié, qui s’affirmait trahie par sa mémoire, aurait à en supporter de plus cruelles trahisons, une fois décryptés certains signes. » Hubert Gerbeau